.I.
À bord de la goélette Lame

et du galion Gardien
Au large de l’île du Lézard
Anse de Hankey

— Très bien, monsieur Le Haleur ! Veillez à la pièce de chasse !

— À vos ordres, capitaine !

À son poste sur le gaillard d’avant de la goélette Lame, Hairym Le Haleur signifia son acquiescement d’un grand geste du bras tandis que le corsaire rapide à pont continu fondait sur sa proie. Le capitaine Ekohls Raynair, commandant et propriétaire de la moitié des parts du bâtiment, se tenait à côté de la barre. Les paupières plissées sur ses iris marron, il surveillait à la fois le vent, ses voiles et le galion dohlarien sur lequel il avait jeté son dévolu.

— Laissez porter, un quart de rumb, grogna-t-il.

— D’ac’, cap’taine ! répondit le timonier en faisant glisser contre son autre joue sa chique de mâchette déjà abondamment mastiquée.

Raynair pouffa de rire. Il aurait été difficile d’imaginer discipline moins martiale que celle qui régnait à bord de la Lame, mais elle suffisait à remplir les objectifs fixés. Sa goélette et lui naviguaient à sept milliers de milles de Charis à vol de vouivre, après avoir couvert une distance réelle trois fois plus importante. C’était loin, très loin, mais Raynair n’en avait cure. Il avait fallu près de trois mois pour atteindre ces parages, même à des navires aussi rapides que la Lame et ses trois conserves, mais il ne s’en inquiétait pas davantage.

Non, tout ce qui importait à Ekohls Raynair, c’était que ses partenaires du consortium et lui ne s’étaient pas trompés. Il apparaissait de façon limpide que personne au Dohlar n’avait envisagé l’arrivée de corsaires charisiens dans des eaux si éloignées des leurs. Les quatre goélettes la Lame, la Hache, la Rapière et la Dague dévastaient la marine marchande dohlarienne insouciante depuis presque un mois et les registres de l’expédition avaient décidément belle allure.

C’est très aimable au roi Rahnyld d’avoir consacré tant de temps et d’efforts à notre enrichissement, songea Raynair comme son bateau fendait l’onde tel le fer qui lui avait donné son nom. Bien sûr, il n’avait rien de tel à l’esprit mais, quand on est assez bête pour se baigner au milieu des krakens, il faut s’estimer heureux d’en être quitte pour un moignon sanguinolent.

L’ambition nourrie par Rahnyld IV de se doter d’une marine marchande en partant de zéro était sans aucun doute louable, du point de vue dohlarien. Raynair, lui, ne le voyait pas de cet œil. Douze ans plus tôt, son père et l’un de ses oncles, respectivement capitaine et second ainsi que coarmateurs d’un navire de commerce charisien, avaient traversé le golfe du Dohlar et s’étaient heurtés à une galère de guerre dohlarienne aux approches de la baie de Salthar. Ils ne comptaient même pas entrer dans un port du Dohlar, leur cargaison étant destinée à un négociant en épices du grand-duché de Silkiah, au sud-est du royaume, mais cela n’avait fait aucune différence.

Le roi Rahnyld avait décidé de contrôler la navigation dans le golfe du Dohlar, l’anse de Hankey et la baie de Salthar. Il avait commencé par prélever des taxes sur les navires croisant à l’est du banc du Dohlar et des quelques îlots qui y affleuraient. Ensuite, il avait progressivement étendu vers l’ouest sa « zone de protection », pour atteindre finalement l’île de la Baleine, à plus de mille milles de ses rivages. Prétendre exercer une quelconque autorité policière sur une étendue d’eau salée aussi vaste était non seulement inouï, mais ridicule. Charis, par exemple, comme toutes les puissances maritimes de la planète, se pliait à la règle traditionnelle selon laquelle une nation ne pouvait revendiquer de souveraineté que sur les eaux qu’elle pouvait effectivement contrôler. Cela ne se limitait d’ailleurs pas à extorquer des fonds aux navires marchands. Il s’agissait aussi de lutter contre les pirates, d’empêcher des actes de guerre de la part d’autres puissances navales, d’identifier et de baliser les obstacles à la navigation, de mettre à jour les cartes et de veiller au bon comportement général des marins. Par voie de conséquence, les eaux territoriales étaient logiquement limitées à la portée d’un boulet de canon tiré de la côte, soit environ trois milles. Dans les faits, même une bande aussi étroite se révélait beaucoup trop généreuse, comme tout le monde le comprenait parfaitement. Il était par ailleurs révélateur que les bâtiments de l’empire de Harchong aient fini par être exemptés des « droits de passage » du roi Rahnyld.

Ahbnair et Wyllym Raynair n’avaient vu aucune raison de verser dans les poches de Rahnyld leurs écus d’or durement gagnés, d’autant plus que les sommes exigées ne visaient à l’évidence qu’à écarter tout navire non dohlarien des eaux que ce souverain considérait comme siennes.

Nul en Charis ne savait ce qui s’était passé précisément cet après-midi-là entre l’anse de Hankey et la baie de Salthar. Une seule chose était certaine : le galion Fierté-de-Raynair avait été canonné, abordé, puis coulé par la Marine du Dohlar. Ni le père d’Ekohls Raynair ni son oncle n’y avaient survécu. Seuls deux de leurs hommes étaient rentrés au pays.

Ce n’était pas sans raison que Raynair avait été moins surpris que la plupart des gens quand Rahnyld s’était allié avec tant d’empressement à Hektor de Corisande alors que leurs deux nations se trouvaient à l’opposé l’une de l’autre à la surface du globe. À la vérité, ce n’était pas seulement le profit qui avait attiré la Lame et ses conserves dans les eaux du Dohlar.

Raynair se tourna vers le galion dohlarien. Il comprenait pourquoi cette pesante unité s’en tenait aux eaux du golfe. Un seul regard à la vraie mer aurait sans doute fait mourir de peur l’équipage de cette barrique pataude et disgracieuse, beaucoup trop chargée dans les hauts. Heureusement, quoi que l’Église ou Rahnyld du Dohlar puisse penser de Charis, le gouverneur impérial de la province de Shwei estimait que les écus de Cayleb se dépensaient aussi bien que ceux de n’importe qui. Pour l’heure, il permettait à Raynair et à ses partenaires de vendre leurs prises et leur marchandise aux marchands harchongais de Yu-Shai, en baie de Shwei, ce qui lui réussissait assez bien, sans faire de vagues. Nul n’aurait su dire combien de temps la situation perdurerait, mais, en attendant, Raynair n’avait pas à s’inquiéter d’acheminer en Charis les bâtiments saisis.

Ce galion avait l’air plus hardi que beaucoup d’autres, songea Raynair. Son patron maintenait stoïquement son cap au lieu d’accepter l’inévitable. Il avait fait établir toute sa toile peu impressionnante pour quelqu’un qui avait pu admirer le gréement des galions charisiens et continuait d’avancer péniblement comme s’il se croyait capable d’échapper à la fine goélette, si basse sur l’eau.

Eh bien, il va vite se rendre compte de son erreur, se dit Raynair.

 

— Qu’on foute un coup sur le crâne de cet imbécile qui dépasse du pavois ! éructa le capitaine de vaisseau Graygair Maigee.

Le coupable se baissa aussitôt et Maigee exprima sa satisfaction d’un grognement rageur. Il reporta son attention sur le navire charisien qui venait sur le Gardien.

C’est drôle, pensa-t-il. Ce plan me semblait bien plus judicieux quand on me l’a présenté en baie de Gorath. Maintenant, je me demande quel est le crétin qui l’a imaginé. Évidemment, s’il y avait dans toute cette foutue marine quelqu’un qui soit capable de distinguer sa tête de son cul, on n’en serait pas là !

— Croyez-vous qu’il va nous tirer dessus ou nous adresser un coup de semonce, capitaine ? s’enquit posément le lieutenant de vaisseau Airah Synklyr, son second.

— Comment voulez-vous que je le sache ? répondit Maigee avec humeur. (C’était pourtant une bonne question, dut-il admettre en son for intérieur.) On verra bien le moment venu…

C’est-à-dire d’une minute à l’autre.

 

— Parfait, monsieur Le Haleur… Adressez-lui un coup de semonce !

À peine Raynair eut-il terminé son ordre que le grondement de la pièce de chasse se fit entendre. L’écume se souleva en un jet blanc loin au-delà du galion.

La Lame et ses conserves étaient issues du chantier de Shumair en Charis. Elles étaient pour ainsi dire des copies des goélettes dessinées par messire Dustyn Olyvyr pour la Marine royale, avec quelques modifications destinées à les adapter à leur rôle de bâtiments privés. Leurs équivalents militaires étaient armés chacun de quatorze caronades de trente livres, alors que la Lame n’en portait que dix, plus la longue pièce de quatorze livres montée à l’avant sur son nouvel « affût à pivot ». Raynair ignorait qui avait eu l’idée de ce système et cela lui était bien égal.

Il consistait en un affût presque standard installé sur un châssis composé de deux lourds madriers, ou « côtes », solidarisés par quatre entretoises imposantes et régulièrement espacées. Dépourvu de roues, l’affût glissait, sous l’action du recul, dans des rainures creusées le long des côtes. Le châssis était fixé au pont par une cheville ouvrière métallique traversant la dernière entretoise, à l’arrière. Cette tige passait au travers du pont et son extrémité inférieure était assujettie à un carré de bois de deux pieds de côté. Le point par lequel elle traversait le plancher était renforcé par une sellette en fonte qui pénétrait à mi-profondeur du barrot sous-jacent, sa partie supérieure étant lourdement sertie d’une solide bague là où elle était fixée aux poutres de l’affût. En effet, c’était cette pièce qui supportait l’essentiel de la force du recul lors de la détonation du canon. Des galets installés à l’avant du châssis suivaient un rail circulaire intégré au bordé. Ainsi, il suffisait de pousser l’avant de l’affût pour faire pivoter l’arme sur son axe et lui faire décrire un arc théorique de trois cent soixante degrés, même si les cordages et le beaupré du bâtiment bloquaient certains angles de tir. La rumeur attribuait la paternité de cette invention au baron de Haut-Fond. Tout ce qui importait à Raynair, c’était que ce montage central permettait au seul canon long de la Lame de porter sur n’importe quelle cible, sur l’un ou l’autre bord.

Il y avait cependant une limite à la taille de la bouche à feu que pouvait accueillir ce système, et la longue pièce de quatorze était moins performante que les caronades en termes de poids de projectile. En revanche, elle offrait une portée supérieure et il n’était pas nécessaire d’embarquer le plus gros des canons pour convaincre un marchand relativement sain d’esprit qu’il était temps de capituler.

 

— Comment diable a-t-il pu tirer selon cet angle ? s’exclama Synklyr.

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? gronda Maigee.

Il avait pourtant bien compris que c’était une question rhétorique. En fait, il n’était même pas sûr que son second se soit aperçu de l’avoir posée à voix haute. Cela ne faisait aucune différence face à cette preuve d’un nouvel ajout à la liste en apparence interminable des innovations démoniaques des Charisiens.

À vrai dire, c’était la première fois que Maigee se trouvait si près de l’artillerie dernier cri de Charis, ce qui expliquait sans doute, s’avisa-t-il, une grande partie de son irritabilité. Presque tous les membres de la Marine du Dohlar, à commencer par le duc de Thorast, s’efforçaient de minimiser l’efficacité des canons charisiens, ce qui était sans doute inévitable, de son point de vue. Évidemment ! songea-t-il avec méchanceté. Se figurer que ces armes ne fonctionnent pas est plus simple que de trouver le moyen de s’en protéger dans le cas contraire ! En tout cas, cela ne changeait rien au sort du pauvre bougre qui se retrouvait dans leur ligne de mire.

Il aurait voulu sortir sa longue-vue de sa poche et examiner avec soin l’armement de cette goélette, mais les lorgnettes étaient rares à bord des navires marchands, et encore plus à bord d’une unité aussi délibérément délabrée que le Gardien.

— Tenez-vous prêt, monsieur Synklyr, dit-il avant de jeter un coup d’œil au numéro trois de son bâtiment. Nous y sommes, monsieur Jynks.

 

— Bizarre, murmura Ekohls Raynair à sa seule intention en voyant le galion se résigner enfin à l’inévitable et mettre en panne.

Il fronça les sourcils en tâchant d’identifier le pressentiment qui le taraudait tandis que la Lame continuait sur sa lancée et que Le Haleur, accompagné d’une dizaine de marins lourdement armés, débordait le grand canot pour aller prendre possession de leur prise. Il y avait quelque chose…

… qu’il ne tarda pas à découvrir.

 

— Maintenant ! aboya le capitaine de vaisseau Maigee.

Son ordre eut plusieurs effets simultanés.

Les soldats sur le quivive se levèrent d’un bond, mousquets chargés, se montrant au-dessus du haut pavois tandis que plusieurs sections de ce dernier, aménagées à cet effet, basculaient pour exposer le canon installé derrière. Il ne s’agissait que de simples faucons, capables de propulser des boulets de tout juste huit livres. Le Gardien n’était qu’un galion marchand converti, après tout. Il n’avait pas été conçu pour porter d’artillerie et chacune de ces pièces pesait une tonne. Il avait été impossible d’embarquer de plus lourdes bouches à feu et, si un dixième de ce qu’on disait de la puissance de feu charisienne était vrai, les bordées dohlariennes seraient beaucoup plus espacées que celles de l’ennemi. En contrepartie, le corsaire ne possédait que cinq canons de chaque côté, quand le Gardien en comptait dix-huit.

 

Raynair crut sentir son cœur s’arrêter quand le « navire marchand » du Dohlar dénuda ses crocs. Il ouvrit la bouche mais, avant qu’un seul ordre ait pu en sortir, l’après-midi parut voler en éclats tout autour de lui.

Au moins une centaine de mousquetaires avaient pris pied à bord de ce navire. Après être sortis de leur cachette, ils ouvrirent le feu sur le canot de la Lame. À cette distance, même des mousquets à mèche ne risquaient pas de manquer leur cible. Le feu concentré réduisit la pauvre embarcation à l’état d’épave massacrée, pleine de corps brisés et ensanglantés, qui s’abîma lentement dans les flots.

Raynair eut à peine le temps de se rendre compte de la mort de Le Haleur et de son équipe d’abordage que la bordée dohlarienne retentit. Ce n’étaient que des canons traditionnels, mais ils étaient nombreux. En outre, leurs servants savaient manifestement en distinguer la gueule de la culasse. Plusieurs coups tombèrent dans l’eau, malgré la distance ridiculement faible, mais la plupart firent mouche. Sur le pont de la Lame, des hurlements jaillirent tandis que le feu ennemi déchirait l’équipage charisien.

Comme si cela ne suffisait pas, cette première bordée eut raison du mât de misaine, qui s’effondra en une avalanche de toile et d’espars déchiquetés. Ce mât étant le plus important des deux que comptait la goélette, celle-ci se trouva désemparée.

— Feu ! Raynair entendit-il hurler quelqu’un doté de la même voix que lui.

Quatre des cinq caronades de la batterie bâbord de son bâtiment crachèrent leurs flammes.

 

— Bravo ! cria Maigee en voyant s’abattre le mât du navire charisien.

Il n’en espérait pas tant. Une bonne dizaine d’hommes gisaient déjà sur le pont fracassé de la goélette.

Soudain, le corsaire disparut dans un nuage de fumée et Maigee trébucha sous les coups de boutoir des boulets beaucoup plus lourds des caronades ennemies.

Le Gardien avait été conçu pour le commerce. Ses couples étaient plus légers et plus espacés, ses bordages plus fins que l’aurait exigé un architecte naval œuvrant pour la marine militaire. En un sens, cela joua à son avantage. En effet, ses virures étaient si frêles que les impacts des projectiles charisiens produisirent moins d’éclisses, d’ailleurs plus petites, que ç’aurait été le cas sur un bâtiment de guerre plus lourdement construit. D’un autre côté, ce galion était rempli à ras bord de soldats et de marins. Or sa charpente allégée entraînait de facto une fragilité accrue.

Les tympans de Maigee bourdonnèrent des cris de ses blessés. L’un de ses canons fut touché de but en blanc et son imposant affût sans roues se désintégra tandis que de nouveaux boulets ennemis creusaient de larges sillons sanguinolents dans la masse de son équipage. L’artillerie du Gardien était plus de trois fois plus nombreuse que celle de la Lame et le navire dohlarien avait eu l’avantage de la surprise, mais les pièces du corsaire lançaient de plus lourds projectiles, et ce à une cadence nettement supérieure.

— Rechargez ! Rechargez, bougres de dragons bâtés ! entendit-il Synklyr vociférer à travers la fumée, quelque part vers l’avant du bateau.

La voix de son second lui sembla rauque et déformée parmi les hurlements. Les mousquetaires faisaient feu sur le bâtiment ennemi aussi vite qu’ils pouvaient réapprovisionner leur arme, mais la goélette stationnait trop loin pour qu’ils puissent espérer la moindre précision de tir.

 

— Tirez-leur dessus ! Allez, massacrez ces enfants de salauds ! cria Raynair tandis que le bosco se ruait vers l’avant avec une équipe de marins armés de haches et de hachettes pour débarrasser le bâtiment des débris de son mât de misaine.

Comme la plupart des corsaires, la Lame avait embarqué un équipage beaucoup plus important que le nécessitait sa manœuvre ou sa défense. Il fallait bien que les équipes chargées d’amariner les prises viennent de quelque part, après tout. Cependant, la terrible surprise dohlarienne avait dû tuer ou blesser au moins trente des hommes de Raynair. En comptant Le Haleur et ses nageurs, les pertes devaient être plus proches de soixante que de cinquante, ajouta une voix impitoyable à l’intérieur du crâne du capitaine. Cela représentait au moins un tiers de ses effectifs.

Néanmoins, il avait eu raison d’exiger de ses hommes qu’ils s’entraînent sans cesse au maniement des canons pendant la longue traversée depuis Charis. Ses équipes de pièce bâbord avaient beaucoup souffert, mais les canonniers tribord vinrent très vite à la rescousse pour remplacer les morts et les blessés. Si la Lame avait été libre de ses mouvements, cela aurait tout changé. Par malheur, la chute du mât de misaine avait limité ses capacités de manœuvre à celles du galion lourdaud des Dohlariens.

Il ne restait plus qu’une solution à Ekohls Raynair. Un rictus lui déforma le visage lorsque résonna la deuxième bordée de son commandement.

.II.
Palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis

— Cela répond-il à vos attentes, docteur ?

Rahzhyr Mahklyn se détourna de la fenêtre pour faire face au père Clyfyrd Laimhyn, le confesseur et secrétaire particulier du roi Cayleb. Au fil des ans, Mahklyn avait eu maille à partir avec bien des ecclésiastiques peu friands du travail du Collège royal. Le père Clyfyrd, lui, avait l’air agréablement dénué de telles réserves, ce qui n’avait sans doute rien de surprenant de la part d’un homme que l’archevêque Maikel avait personnellement recommandé au souverain pour occuper un poste de confiance. Pour l’heure, il attendait patiemment que Mahklyn réponde à sa question.

Cela ne réclamait pas grande réflexion, du reste, songea Mahklyn en jetant un nouveau coup d’œil par la fenêtre. La tour du roi Cayleb, érigée par l’arrière-grand-père du souverain, occupait l’angle du palais le plus éloigné du port. Son unique ouverture donnait sur le tiers sud de Tellesberg, avec au-delà le panorama de forêts et de terres agricoles barré à l’horizon par les lointains monts de Fer. Il n’avait pas perdu au change par rapport à la vue de son ancien bureau, sur les quais. En outre, ses nouveaux locaux se révélaient deux fois plus spacieux. Certes, il lui fallait gravir encore plus de marches pour mériter ce point de vue mais, s’il lui prenait l’envie de monter encore un étage, ses efforts étaient récompensés par l’arrivée sur le toit plat de la construction, ouvert au soleil et au vent. Quelques confortables fauteuils en osier garnis de coussins attendaient là-haut sous une marquise et Mahklyn se délectait d’avance du plaisir coupable qu’il aurait à s’y installer, carnet sur les genoux, pieds calés sur un tabouret providentiel, une boisson fraîche à portée de main, des serviteurs prêts à la refroidir si nécessaire à l’aide de la glace recueillie au sommet de ces mêmes montagnes qu’il distinguait dans le lointain et stockée dans la chambre froide dissimulée au sous-sol du palais.

Tout le problème est là, se dit-il avec ironie. Un vrai chercheur n’est pas censé vivre dans une telle opulence !

En fait, comme il le savait très bien, ses arrière-pensées persistantes n’étaient dues à rien de tel. Elles venaient seulement de son allégeance obstinée au principe selon lequel le Collège devait être officiellement et visiblement indépendant de la Couronne. C’était peu réfléchi de sa part, car le roi Cayleb avait indiqué de façon très claire qu’il entendait revenir là-dessus. D’ailleurs, la quinquaine écoulée depuis l’incendie du bâtiment d’origine de son institution avait suffi à Mahklyn pour s’aviser du bien-fondé de la décision du monarque. Néanmoins, son cas de conscience continuait de le ronger.

Cesse de faire l’imbécile et réponds à cet homme, Rahzhyr ! s’admonesta-t-il.

— Ce sera parfait, mon père, dit-il en reportant son attention sur le secrétaire de Cayleb. Je pourrais regretter de ne pas disposer d’un peu plus d’espace pour nos archives mais, hélas, ce ne sera pas un problème avant longtemps…

Il sourit avec une amertume prononcée en songeant aux documents inestimables qui avaient été détruits par le feu quelques jours plus tôt. Il avait fini par conclure que le capitaine Athrawes avait eu raison dès le début sur la façon dont le brasier avait été déclenché, ainsi que sur les raisons de cet attentat… et sur ses auteurs.

— Dans ce cas, docteur, dit Laimhyn, sachez que Sa Majesté souhaiterait vous voir vous installer avec votre fille, votre gendre et vos petits-enfants dans l’ancienne section familiale du palais.

Mahklyn ouvrit la bouche pour refuser par automatisme et protester contre la taille, le luxe et le confort des appartements proposés, mais Laimhyn ne lui en laissa pas le loisir.

— Cette aile est pour ainsi dire inoccupée depuis près de vingt ans, docteur. Nous devrons même procéder à de légers travaux au niveau du toit avant que Sa Majesté la considère comme habitable. Je comprends que votre famille et vous risquez de vous sentir perdus dans tout cet espace, mais je vous assure que vous vous y ferez très vite. Sa Majesté entend convertir l’une des chambres à coucher royales en bureau à votre intention et il est fort probable qu’au moins deux ou trois de vos éminents confrères aménagent avec vous. Si la tour du roi Cayleb venait à accueillir le Collège, qu’elle soit située de l’autre côté de la cour du prince Edvarhd par rapport à l’aile familiale se révélerait sans aucun doute très pratique pour vous tous.

Mahklyn referma la bouche. Laimhyn avait légèrement mais indéniablement insisté sur les trois derniers mots de son discours, ce qui suggérait à Mahklyn qu’ils venaient du roi, ou du capitaine Athrawes. Ils portaient l’empreinte de leur fourberie, en tout cas. Sans savoir qui étaient ces « éminents confrères », il en avait tout de même une petite idée. Or deux d’entre eux étaient tout aussi arthritiques que lui. Il lui devenait donc plus difficile de rejeter l’argument de la commodité que s’il n’avait eu à s’inquiéter que de ses genoux.

Par ailleurs, Tairys me tuera si je décline une proposition pareille !

— Très bien, mon père, lâcha-t-il enfin. Veuillez faire savoir à Sa Majesté que je trouve son offre beaucoup trop généreuse, mais que je l’accepte avec plaisir et gratitude.

— Sa Majesté en sera ravie, murmura Laimhyn avec une lueur de triomphe dans le regard. Bien ! poursuivit-il avec davantage d’entrain. À propos de cette main-d’œuvre cléricale que nous évoquions, Sa Majesté est d’avis que…

 

— Oh ! cessez de rouspéter, père ! s’écria Tairys Kahnklyn avec un sourire affectueux en posant un saladier au centre de la table. À vous entendre, on croirait que le roi vous a proposé une cellule au fin fond de ses oubliettes !

— C’est une question de principe, objecta vaillamment Mahklyn. Nous sommes censés conserver notre indépendance et notre esprit critique, pas nous laisser corrompre par des promesses de luxe et d’indolence !

— Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient, intervint Aizak Kahnklyn en se saisissant des pinces en bois pour servir la laitue.

Le gendre de Mahklyn était un homme de taille moyenne, robuste et râblé. Il avait la barbe foisonnante, les sourcils broussailleux, de puissantes épaules, les biceps proéminents. Ses prunelles noires étaient profondément nichées dans leurs orbites. Ceux qui le voyaient se disaient souvent qu’il n’aurait pas déparé parmi les ouvriers du port ou derrière une charrue, quelque part à la campagne. Pourtant, on devinait dans ces yeux enfoncés une étincelle de vivacité insatiable. Il était l’un des hommes les plus intelligents et les plus érudits qu’ait connu Mahklyn. Tairys et son mari étaient les bibliothécaires officiels du Collège. Si quelqu’un avait été plus anéanti que Mahklyn par la destruction des archives, c’étaient bien sa fille et son gendre.

— Moi non plus ! Moi non plus ! J’adore le luxe et l’indolence ! annonça Eydyth Kahnklyn, la plus jeune des filles de Tairys et Aizak en frétillant sur sa chaise.

Son frère jumeau, Zhoel, leva les yeux au ciel, comme il en avait coutume quand sa sœur se laissait emporter par l’enthousiasme de ses treize ans. Toutefois, Mahklyn ne l’entendit émettre aucune protestation. Il se tourna vers Aidryn, l’aînée de ses petits-enfants.

— Dois-je supposer que tu soutiens tes parents et ta bruyante petite sœur sur ce point ? lança-t-il.

— Grand-père…, répondit, un sourire aux lèvres, la jeune fille de vingt ans. Si vous tenez à ce point à vivre et à travailler dans un taudis plein de craquements et de courants d’air, avec quatre étages à escalader pour atteindre votre bureau et des fenêtres par lesquelles n’importe qui de mal intentionné pourra vous jeter une lanterne allumée, alors faites donc. Nous autres nous contenterons du palais.

— Bande d’hédonistes ! grogna Mahklyn.

— Si vous le pensez vraiment, père, ne nous le reprochez pas avec le sourire, dit Tairys.

Mahklyn dédaigna la provocation de sa fille avec la noblesse seyant à un patriarche d’un âge avancé, d’autant plus qu’il se savait incapable de s’y opposer.

— Quelqu’un en a-t-il parlé avec l’oncle Tohmys ? s’enquit Erayk.

Âgé de dix-sept ans, il était le deuxième des petits-enfants de Mahklyn. Avec sa haute et mince stature, il ressemblait davantage à sa mère qu’à son père. Il était par ailleurs l’éternel angoissé de la famille.

— Mon petit frère est assez grand pour s’occuper de lui, Erayk, lui répondit sa mère, tout sourires. C’est ce qu’il fait depuis des années, après tout. En outre, je suis certaine qu’à son retour il sera ravi de poser ses valises ici plutôt que dans notre ancienne chambre d’amis.

La plupart des convives éclatèrent de rire. Même si son père gardait espoir, puisqu’il n’avait que trente-six ans, Tohmys Mahklyn ne s’était jamais marié. En effet, selon lui, une femme et la bannette d’un marin ne faisaient pas bon ménage. Patron de l’un des galions d’Ehdwyrd Howsmyn, il était plus souvent en mer qu’à Tellesberg, et Mahklyn le soupçonnait de collectionner les bien-aimées dans tous les ports de Sanctuaire. Contrairement à sa sœur, Tohmys n’avait jamais été attiré par la vie d’intellectuel. Il était beaucoup trop occupé à poursuivre des objectifs plus… animés. En tout cas, il ne voyait aucun inconvénient à profiter des plaisirs de la vie.

— Je crains que ta mère ait raison sur ce point, dit Mahklyn à son petit-fils.

— Évidemment, ajouta Aizak avec bonne humeur. Hormis son goût discutable pour l’eau salée, il est l’un des hommes les plus sensés que je connaisse. Crois-tu que ton oncle ferait la fine bouche face à des appartements tels que ceux de ce palais, Erayk ?

— Ce ne serait pas le genre de l’oncle Tohmys ! glissa Eydyth, hilare.

— Tout à fait, dit Aizak en tendant à Mahklyn son assiette pleine de salade. Ce serait d’ailleurs sans compter les autres avantages, ajouta-t-il un ton plus bas en croisant le regard de son beau-père.

En effet, Aizak, convint ce dernier à part lui. Ici, nos ennemis auront plus de mal à nous jeter des lanternes allumées, non ?

— Très bien, dit-il à voix haute. Très bien ! Je vais cesser de me plaindre, me mettre au travail et endurer dans le silence et la dignité cette indolence et ce luxe qui me sont imposés.

 

— Votre Majesté !

Mahklyn allait se lever d’un bond dans la mesure où le lui auraient permis son âge et ses genoux –, mais le roi Cayleb lui fit signe de ne pas quitter son siège.

— Oh ! restez assis, Rahzhyr ! le réprimanda le jeune monarque. Nous nous connaissons depuis des années, vous pourriez être mon père et vous êtes ici chez vous, pas chez moi.

Mahklyn apprécia le tact, sinon la précision, avec lequel le roi avait dit « père » et non « grand-père ».

— Votre Majesté est trop bonne, dit-il en se renfonçant dans le fauteuil somptueusement rembourré que lui avait procuré Cayleb.

— Ma Majesté n’est rien de tel, rétorqua Cayleb comme Merlin Athrawes pénétrait sur ses talons dans le bureau de Mahklyn avec à la main un porte-documents de cuir à soufflets. Ma Majesté en est une des plus calculatrices, cyniques et égoïstes qui soient. Il est dans mon intérêt de veiller à ce que vos collègues et vous disposiez de tout ce dont vous aurez besoin pour travailler efficacement, sans vous soucier d’une asphyxie à la fumée.

— Bien entendu, Votre Majesté.

Mahklyn esquissa un sourire. Le roi le lui rendit, puis se rembrunit. Les sourcils de Mahklyn se soulevèrent. Le capitaine Athrawes referma la porte derrière lui.

— À vrai dire, il y a du vrai dans ce que je viens d’affirmer, docteur Mahklyn, reprit Cayleb. Plus que vous l’imaginez.

— Je vous demande pardon, Votre Majesté ?

— Laissez-moi présenter les choses ainsi…, commença le souverain en s’installant dans l’un des autres fauteuils du vaste bureau ensoleillé. J’imagine pouvoir supposer sans erreur que vous avez remarqué… certaines étrangetés chez le seijin Merlin ici présent ?

Il marqua une pause, la tête inclinée sur le côté. Mahklyn plissa les yeux.

— Maintenant que vous le dites, Votre Majesté… C’est exact.

— Eh bien, il se trouve que notre ami est justement un peu particulier, dit Cayleb avant de pincer les lèvres. Si je suis venu à l’improviste cet après-midi, c’est pour vous parler de certaines de ses excentricités et de leur importance, non seulement pour Charis mais pour tout Sanctuaire, dans le cadre des événements actuels… et de vos propres efforts.

» Je n’ai moi-même appris que très récemment toute l’étendue des singularités du seijin. Je ne faisais que m’en douter jusqu’au jour où l’archevêque Maikel et lui m’ont présenté une facette de l’histoire du monde que la plupart de ses habitants ignorent. Voyez-vous, docteur, il semblerait que, voici plusieurs siècles…

 

Quelque trois heures plus tard, Cayleb se laissa aller en arrière et s’étira, les paumes vers le plafond.

— Voilà toute la vérité, docteur, dit-il tranquillement. C’est difficile à croire, je sais, et cela entre en contradiction avec tout ce que nous a jamais enseigné l’Église, mais c’est vrai. À ma demande, l’archevêque Maikel s’est dit prêt à vous confirmer tout ce que je viens de vous dire. Les frères zhernois eux-mêmes seraient heureux de vous laisser examiner les documents originaux qu’ils conservent à l’abri de leur monastère.

— Ce… ce ne sera pas nécessaire, Votre Majesté, balbutia Mahklyn. (Dans ses yeux braqués non sur le roi, mais sur Merlin, brûlait une intense curiosité.) Oh ! je prendrai certainement Son Excellence au mot. Quel historien n’en ferait pas autant ? Cependant, je n’ai nul besoin de voir pour vous croire, et pas uniquement parce qu’aucun mensonge n’est à ma connaissance jamais sorti de votre bouche. Je n’affirmerai pas m’être douté de la moitié de ce que vous venez de m’apprendre, mais cela explique beaucoup de choses sur lesquelles je me suis toujours posé des questions.

— Si je puis me permettre, docteur Mahklyn, il faut dire que vous êtes de ces gens qui se posent en permanence des questions, fit remarquer Merlin, les yeux pétillants.

— On ne se refait pas, seijin Merlin. D’un autre côté, quand je pense à vous et à toutes les connaissances, tout le savoir-faire que représente votre seule existence, il est évident que je n’ai pas fini de me torturer les méninges !

— Maintenant que vous savez tout, docteur, cela vous pose-t-il un problème ?

— Un chercheur ne saurait se laisser intimider par les problèmes, Votre Majesté.

— Ce n’était pas tout à fait ce que je voulais dire, fit Cayleb, pince-sans-rire.

— J’en suis sûr, Votre Majesté. (Mahklyn se tourna vers le roi, la mine contrite.) Cela dit, je ne plaisantais qu’à moitié. Le seijin Merlin et tout ce que vous venez de me résumer sont la raison de vivre d’un chercheur. Théoriquement, en tout cas. Je suis sûr que certains aspects de cette histoire secrète me dérangeront. Tenter de tout assimiler en dépit de ce que l’Église nous a toujours enseigné me causera forcément quelques sueurs froides. Mais par rapport à la fascination que tout cela va me procurer…

Il haussa les épaules. Cayleb relâcha insensiblement les siennes comme si une tension imperceptible venait de le quitter.

— Je commence aussi à comprendre d’où vient l’intrigant savoir du seijin Merlin, poursuivit Mahklyn.

— Je crois n’avoir jamais menti à ce sujet, docteur.

— C’est aussi ce qu’il me semble. (Le savant pouffa de rire.) Je suis en train de me remémorer ces remarques préalables dont vous avez le secret chaque fois que vous dévoilez une nouvelle technique ou invention. Vous faites toujours très attention à la façon dont vous les présentez, pas vrai ?

— Toujours, répondit Merlin avec le plus grand sérieux. J’y ai pris d’autant plus garde que je savais inévitables des moments tels que celui que nous vivons en ce moment. S’il était certaines informations que je ne pouvais vous divulguer, j’ai toujours veillé à ne pas vous les cacher d’une façon susceptible de nuire à ma crédibilité le jour où je pourrais enfin vous en faire part.

— Si vous jugez qu’il a marché sur des œufs en ce qui vous concerne, docteur, vous auriez dû le voir parler au père Paityr, ajouta Cayleb.

— J’aurais aimé voir ça, admit Mahklyn avec un autre petit rire. Cela a dû être… divertissant.

— Oh ! vous n’avez pas idée à quel point, lui assura Merlin.

— Sans doute pas, en effet. (Mahklyn se redressa sur son siège, se pencha et joignit les mains devant lui sur son bureau.) Cela étant, Votre Majesté, je comprends ce que vous avez dit en entrant tout à l’heure. Puis-je supposer que le seijin Merlin posséderait d’autres connaissances à communiquer au Collège… ou par son biais ?

— Eh bien, oui, dit Cayleb. Nous souhaiterions d’ailleurs vous demander de nous proposer de nouveaux candidats à admettre dans le cercle des initiés. En toute logique, vous connaissez mieux que nous vos confrères. Lesquels seraient, selon vous, assez ouverts d’esprit pour accepter la vérité ?

— Il me faudra y réfléchir, Votre Majesté, répondit Mahklyn avec circonspection.

Cayleb pouffa de rire.

— Si vous m’aviez répondu dans la seconde, je vous aurais fait interner, docteur ! Par ailleurs, n’oubliez pas que la décision finale ne reviendra ni à vous ni à moi. Néanmoins, il serait précieux de compter parmi nous quelques-uns de vos collègues.

— Je comprends, Votre Majesté.

— Parfait. À présent, Merlin, vous aviez quelque chose à remettre au bon docteur, il me semble ?

— C’est exact, Votre Majesté, répondit le seijin avec une légère inclinaison du buste. (Il glissa la main dans sa serviette et en sortit une liasse de papier.) J’ai fait convertir ceci sous forme manuscrite, docteur. Je me suis dit que cela soulèverait moins de questions, si quelqu’un venait à tomber dessus, qu’un exemplaire d’imprimerie estampillé d’une date de publication antérieure au jour de la création. Tenez.

Il tendit le document à Mahklyn, qui l’accepta avec un rien de réticence. Il l’ouvrit et tressaillit de surprise.

— C’est mon écriture ! s’exclamat-il en levant les yeux vers Merlin.

— Plutôt celle d’Orwell, précisa Merlin, un sourire aux lèvres. C’est un faussaire assez remarquable. Il m’a suffi de lui remettre un document écrit de votre main pour qu’il produise ceci. À mon sens, c’était la meilleure solution.

— Mais de quoi s’agit-il, au juste ?

— Ce texte, docteur Mahklyn, a été rédigé il y a bien longtemps, sur la Vieille Terre, par un homme répondant au nom de messire Isaac Newton. J’ai dû le mettre un peu au goût du jour, car il était écrit dans une langue vieille de près de deux mille ans, mais j’ai le sentiment que vous n’y serez pas indifférent.

.III.
Office royal des brevets
Tellesberg
Royaume de Charis

— … et voici votre bureau, mon père.

Paityr Wylsynn suivit Bryahn Ushyr dans la vaste pièce carrée et l’embrassa du regard. Elle était plus modeste que son ancien bureau du palais archiépiscopal, mais il avait de toute façon toujours considéré celui-ci comme trop spacieux et trop somptueux pour ses besoins. Le nouveau offrait bien assez de place. Les fenêtres percées dans deux de ses murs et la lucarne au plafond dispensaient une lumière abondante. Par ailleurs, le siège posé derrière la table avait l’air très confortable.

— Oserai-je vous croire satisfait, mon père ? s’enquit le bas-prêtre.

— Hein ? (Wylsynn se ressaisit) Euh… oui, bien sûr, père, répondit-il à l’assistant de l’archevêque Maikel. C’est plus que convenable.

— Vous m’en voyez ravi. Nous avons aussi une demi-douzaine de secrétaires compétents à vous proposer. Je les ai fait quérir. Ils attendent que vous les receviez. Il ne tiendra qu’à vous d’en choisir un, ou même tous, si vous le souhaitez.

— C’est très généreux de la part de l’archevêque.

— Son Excellence entend seulement mettre à votre disposition tous les outils nécessaires à votre mission, mon père.

— Eh bien, il s’y entend à merveille.

Wylsynn s’approcha de la bibliothèque murale, derrière le bureau, pour y examiner les volumes impeccablement alignés. Il en parcourut les titres avec un hochement de tête approbateur. Il disposerait là de tous les ouvrages de référence dont il aurait besoin.

— Dans ce cas, mon père, je vais m’éclipser et vous laisser vous installer. Si jamais nous avions oublié quoi que ce soit, n’hésitez pas à nous en informer aussitôt.

— Comptez sur moi, lui assura Wylsynn en l’accompagnant à la porte.

Ushyr s’éloigna et Wylsynn regagna lentement son bureau pour s’y asseoir. Il balaya de nouveau la pièce du regard, mais ne la vit pas vraiment. Il était trop occupé à se demander s’il savait ce qu’il faisait pour s’inquiéter de l’ameublement ou de la décoration.

De telles hésitations étaient rares chez Paityr Wylsynn. Du jour où il avait annoncé à son père qu’il comptait accepter les fonctions qui lui étaient proposées en Charis, il s’était toujours senti « à sa place ». C’était un poste qui n’avait rien de confortable, mais qu’il se croyait le devoir d’occuper pour accomplir ce que Dieu attendait de lui. Jusqu’à ce que, bien sûr, Charis ait décidé de s’opposer non seulement au Groupe des quatre, mais à toute la hiérarchie de l’Église Mère.

Le jeune prêtre ferma les yeux pour atteindre cette zone paisible au cœur de son être où il abritait sa foi. Il l’effleura de ses pensées et une agréable plénitude l’envahit. Ses angoisses, ses soucis ne s’évanouirent pas comme par magie, mais la certitude de parvenir à y faire face monta en lui.

Bien entendu, songea-t-il en rouvrant les yeux, ce n’est pas parce que tu y « feras face » que tu seras sûr d’avoir fait le bon choix, si, Paityr ?

En vérité, il s’inquiétait moins de sa décision d’accepter l’autorité spirituelle et temporelle de Maikel Staynair que de cette idée d’« office des brevets ».

Quand on lui avait expliqué ce concept pour la première fois, il en était resté perplexe. Enregistrer les idées et les techniques nouvelles ? En accorder la propriété à leurs inventeurs et réclamer une redevance à leurs utilisateurs ? C’était absurde ! Pis encore, cela empestait l’innovation délibérément entretenue, ce que n’aurait pu approuver aucun Schuelerien. Pourtant, il devait admettre n’avoir rien trouvé dans la Charte et les Commentaires qui interdisent la création d’une telle institution. Sans doute n’était-ce dû qu’à ce qu’il ne soit jamais venu à l’esprit de personne que quelqu’un puisse imaginer pareil système, mais le fait était que rien dans les Écritures ne s’y opposait.

Et si les Charisiens veulent survivre, il leur faudra trouver un moyen novateur de se défendre malgré un rapport de forces défavorable de huit ou neuf contre un.

Cette sinistre réflexion agita son corps d’un frisson familier. Il aurait voulu n’y voir qu’une manière de rationalisation, de justification de l’attirance malsaine et spirituellement dangereuse qu’il éprouvait pour ces nouvelles connaissances. Pourtant, chaque fois que cette tentation l’étreignait, il se remémorait l’offensive abominable et injustifiée que Charis avait réussi à repousser, envers et contre tout.

Dieu n’attendait tout de même pas de Ses enfants qu’ils restent les bras croisés tandis qu’on assassinait leurs proches et brûlait leur maison sans leur laisser le temps d’en sortir ! Un innocent avait le droit de se protéger des agressions. Quelle que soit la position officielle de l’Église là-dessus, Wylsynn savait que Charis n’avait en rien mérité une telle attaque. Les affirmations contraires émanant de Sion et du Temple ne le surprenaient pas plus que cela, pourtant. Elles l’attristaient et l’écœuraient, oui, mais ne le surprenaient pas. Malgré sa foi profonde et sincère, Paityr Wylsynn ne s’était jamais bercé d’illusions quant à l’intégrité du Groupe des quatre et du Conseil des vicaires.

Non, ce n’est pas tout à fait exact, se reprit-il vivement. Tu n’étais pas sans avoir quelques œillères, si ? N’imaginais-tu pas que même le Grand Inquisiteur n’irait jamais jusqu’à détruire tout un royaume coupable du seul tort de l’agacer ?

La décision de Clyntahn l’avait fait réfléchir, prier et méditer. Il en était venu à la conclusion que ce qui se passait en Charis était la volonté du Seigneur. Il avait beau trouver gênantes, voire préoccupantes les convictions de l’archevêque Maikel, il ne faisait aucun doute dans son esprit que cet homme était plus proche de Dieu que le Grand Inquisiteur. Peut-être se trompait-il, mais il n’y avait rien de mauvais en lui, ce que Wylsynn ne pouvait désormais plus dire de Zhaspyr Clyntahn et de ses collègues. En fait, il était de plus en plus persuadé que Staynair avait raison. Les implications de cette certitude étaient effrayantes, de même que le bouleversement qu’elle entraînerait dans son interprétation de la doctrine et des textes sacrés, mais le Tout-Puissant n’avait jamais promis à personne qu’il serait aisé de faire sa volonté.

C’était ainsi que le père Paityr Wylsynn, intendant de l’Église de Dieu du Jour Espéré en Charis, grand-prêtre de l’ordre de Schueler, s’était retrouvé assis dans un bureau ménagé au sein d’un immeuble consacré à la promotion d’idées révolutionnaires.

Avec un sourire, il se leva et se dirigea vers l’une des fenêtres pour admirer la vue offerte par ce bel après-midi.

L’office des brevets occupait une bâtisse appartenant au ministère du Trésor. Le Gardien de la bourse était beaucoup plus sollicité que dans bien d’autres royaumes de Sanctuaire, aussi le titulaire de ce portefeuille, le baron des Monts-de-Fer, avait-il fait déménager tout son personnel dans un autre bâtiment, plus spacieux, l’année précédente. Devenus trop exigus pour les besoins du baron, ces locaux offraient toutefois la pléthore de bureaux ou d’étroits cabinets, dans de nombreux cas nécessaires à cette nouvelle institution, qui dépendait elle aussi provisoirement du Trésor, pour loger les innombrables employés auxquels elle devrait faire appel. Accessoirement, ils étaient entourés de pins et de quasichênes centenaires dispensant un ombrage salutaire.

Quant au muret ceignant la construction, il était longé jour et nuit par des fusiliers marins armés jusqu’aux dents.

Wylsynn pinça les lèvres en voyant étinceler au soleil les baïonnettes des soldats de faction aux portes de l’office des brevets. Leur présence, à l’instar du sort réservé aux anciens locaux du Collège royal, ne faisait que lui rappeler durement que tout le monde n’était pas d’accord avec son appréciation de la réalité charisienne. Il était somme toute perturbant de songer qu’il avait besoin d’être protégé de gens persuadés d’être les fils loyaux de l’Église Mère. Cependant, le châtiment infligé à Erayk Dynnys par l’Inquisition ne l’était pas moins.

Rien n’est simple, pensa-t-il. Dieu met à l’épreuve ceux qu’il aime, nous dit la Charte. Je l’ai toujours cru. Néanmoins, ce qu’il attend de moi est en général assez limpide pour que je le reconnaisse vite. Ce n’est pas toujours facile à exécuter, mais à identifier, oui.

Il prit une profonde inspiration. Il était plus que temps de mettre ses hésitations dans sa poche. Il était là non pour encourager l’innovation Dieu sait combien de Charisiens y consacraient déjà toute leur énergie ! –, mais pour veiller à ce qu’aucun des concepts et des procédés brevetés n’entre en violation des Proscriptions de Jwo-jeng. Il s’agissait là d’une mission qu’il se sentait capable de mener à bien sans aucun scrupule.

Et que feras-tu quand tant de nouvelles techniques seront passées sur ton bureau que les Proscriptions commenceront à s’éroder dans ton esprit, Paityr ? s’interrogea-t-il. Comment pourras-tu ordonner à ces gens de s’arrêter après leur avoir dit qu’il n’y avait rien de mal dans le changement ? Son Excellence a raison. Il est bien écrit dans De l’obédience et de la foi qu’il y a des moments où le changement est souhaitable, voire nécessaire. Mais si nous vivons de telles circonstances, où cela se terminera-t-il ? et que serons-nous devenus alors ?

Il n’avait pour l’instant de réponse à aucune de ces questions. Néanmoins, il arrivait qu’un homme, surtout s’il était prêtre, doive s’en remettre à Dieu pour le guider vers sa destination finale.

Paityr Wylsynn se redressa. Il gagna la porte de son nouveau bureau et se pencha dans le couloir pour interpeller le gardien de l’étage.

— Le père Bryahn m’a dit qu’il avait réuni plusieurs candidats au poste de secrétaire. Auriez-vous l’amabilité de demander au premier de ces messieurs d’entrer dans mon bureau ?

.IV.
Parlement
Royaume de Charis

C’était la première fois que Merlin voyait de ses yeux l’intérieur du Parlement de Charis. Enfin, de ses capteurs visuels, se reprit-il, pour être précis.

Les murs de plâtre étaient lambrissés à hauteur d’homme du bois exotique dont abondaient les forêts du nord de Charis. Les pâles des ventilateurs fixés aux poutres apparentes tournaient avec lenteur et régularité pour attirer la chaleur vers le haut. Les larges lucarnes munies de persiennes étaient ouvertes au soleil matinal, ce qui contribuait à la circulation rafraîchissante de l’air. Des flots de lumière se déversaient par les fenêtres percées dans l’épaisse maçonnerie typique de l’architecture charisienne. Malgré la chaleur régnant déjà dans le bâtiment et le nombre de personnes amassées dans cette salle, il y faisait étonnamment frais, ce qui en disait long sur le talent de ses concepteurs et de ses bâtisseurs.

Il n’existait aucune séparation physique entre les Chambres haute et basse de Charis. Chacune disposait de bureaux réservés où une grande partie, sinon l’essentiel, de leurs activités étaient menées en petits comités, mais il s’agissait là de locaux de travail, et non d’espaces autorisant la tenue de sessions plénières distinctes. Merlin se demandait combien de temps cela durerait et si cette organisation serait reprise dans le projet de nouveau Parlement, plus important, qui était à l’étude. Cela semblait peu vraisemblable, car cette institution compterait alors trop de membres pour fonctionner de manière efficace sans que soient isolées ses deux branches officielles. Pour l’heure, toutefois, le seijin trouvait cette structure étrangement rassurante. Si ni l’une ni l’autre des deux Chambres ne pouvait se réunir seule, qui se tenait au perchoir ne pouvait se méprendre sur l’affectation des places, à gauche et à droite de la salle commune de l’assemblée.

Les sièges suivaient une disposition en fer à cheval sur plusieurs niveaux, la tribune occupant l’espace ouvert entre ses deux extrémités. La Chambre basse siégeait sur la gauche du président, sur des gradins confortables équipés de bureaux individuels abondamment garnis d’encriers, de sous-main et de carafes d’eau, mais non ornementés. Ils étaient de très belle facture, joliment vernis, sans aucun doute, mais ne présentaient ni gravure ni décoration particulière. C’étaient les places réservées à des hommes qui ne devaient leur siège au Parlement qu’à des élections et non à leur héritage.

La Chambre haute siégeait sur la droite du président, sur des gradins ni plus ni moins rembourrés que ceux de leurs collègues du commun, mais dotés de bureaux décorés des armoiries de l’homme ou, dans de rares cas, de la femme assis derrière. Certains de ces blasons étaient de simples bas-reliefs. D’autres étaient superbement peints et dorés à la feuille. Quelques-uns étaient en or ou en argent massif et sertis de pierres précieuses qui capturaient la lumière des lucarnes et des fenêtres en un ballet d’étincelles rouges, vertes et bleues.

Malgré tout, cette salle n’était pas si impressionnante que se l’était naïvement imaginé Merlin, compte tenu de ce que cet embryon de représentation nationale était selon lui appelé à devenir. Certes, Nimue Alban avait toujours trouvé remarquablement modeste le Parlement du Royaume-Uni, pourtant considéré à juste titre comme la « mère des parlements ». Son équivalent charisien pourrait prétendre à ce titre sur Sanctuaire dans les siècles à venir, à condition que son pays survive aux épreuves qui l’attendaient. Aussi convenait-il sans doute de le préserver de la magnificence dont les concepteurs « archangéliques » du Temple avaient imprégné leur œuvre.

Bien entendu, le Parlement de Charis ne réclamait pas un foyer démesuré. Pas encore. Malgré la sensibilisation des derniers monarques à l’histoire de la Fédération terrienne, malgré leur volonté délibérée de faire avancer leur pays sur la voie de la démocratie, Charis restait une société à peine sortie du féodalisme le plus éhonté. Le droit de vote, soumis à des conditions de ressources et d’éducation, demeurait extraordinairement restreint par rapport aux critères de la nation de naissance de Nimue Alban. Il concernait une proportion de la population très supérieure à celle de n’importe quel autre royaume de Sanctuaire, à commencer par la « république » du Siddarmark, mais on était encore bien loin du suffrage universel. De fait, quoique représentative d’un corps électoral beaucoup plus nombreux, la Chambre basse comptait à peine plus de parlementaires que la Chambre haute.

Bien entendu, songea Merlin avec amertume en regardant l’assemblée par-dessus l’épaule de Cayleb comme celui-ci, en tenue d’apparat pour la première fois depuis son couronnement, s’avançait avec majesté vers la tribune, ce n’est pas sans raison que la Chambre haute est si nombreuse.

Un bon tiers de ses sièges ceux ornés, en général, des armoiries les plus spectaculaires étaient occupés non par des nobles séculiers, mais par des évêques et des supérieurs monastiques de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Malgré les désirs de Haarahld et de ses prédécesseurs immédiats, il aurait été impossible de mettre en place un parlement sans y offrir au clergé une représentation massive.

Certains des hommes assis à ces places de choix n’étaient pas ceux qui les occupaient avant la bataille de l’anse de Darcos. La plupart de ceux qui avaient été remplacés au cours de la vague de nominations et d’ordinations initiée par l’archevêque Maikel avaient démissionné dans un tonnerre de protestations lorsque leurs pairs avaient choisi de soutenir Cayleb et Staynair dans leur projet d’indépendance par rapport au Conseil des vicaires. Deux d’entre eux, toutefois, avaient été démis de leurs fonctions par arrêté royal. Ils attendaient leur procès dans le confort relatif de leur cellule. C’était ce qui avait tendance à se passer quand la Couronne détenait la preuve irréfutable de la participation de quelqu’un à une tentative de régicide.

Preuve irréfutable vers laquelle j’ai aiguillé Tonnerre-du-Ressac, d’ailleurs, songea Merlin avec autosatisfaction. Je regrette son existence tout autant que celle de complots contre Cayleb, mais cela revient à regretter que le soleil se lève à Test. Au moins, le reste du clergé a pris beaucoup mieux que je le craignais l’arrestation de deux de ses plus éminents représentants par des autorités séculières sous l’inculpation de crimes pour lesquels ils encourent la peine capitale.

Cayleb gagna le lutrin avec à la main le sceptre de l’État qui, dans le cas de Charis, malgré toutes ses dorures et ses pierreries, ressemblait à s’y méprendre à une massue d’une redoutable efficacité. Merlin réprima un fou rire. Ce « sceptre » se serait révélé l’instrument idéal pour ouvrir une porte qu’on aurait eu la témérité de fermer à son porteur. Cela soulignait une fois de plus l’absence d’équivoque en ce royaume quant à qui était l’égal de qui. Contrairement à ce qui se passait au Royaume-Uni, où cela aurait dépassé l’entendement, le souverain n’avait à demander la permission de personne avant de pénétrer dans la Chambre basse. Peut-être Haarahld VII et ses plus proches ancêtres avaient-ils reconnu leur responsabilité de préparer l’avènement de jours nouveaux en Charis, mais ils avaient fait très attention à conserver à la monarchie l’intégralité du réel pouvoir. Voilà pourquoi tous les hommes et la poignée de femmes présents dans cette salle se levèrent et s’inclinèrent lorsque Cayleb posa le sceptre sur son support devant le lutrin.

— Asseyez-vous, messeigneurs et gentes dames.

Des bruits de pieds et de vêtements résonnèrent comme les parlementaires obéissaient à leur roi. Celui-ci attendit que tout le monde se soit installé, puis tourna la tête pour embrasser l’assemblée du regard avec un calme que Merlin soupçonna de n’être qu’apparent.

— Nous vous avons convoqués pour vous faire part du contenu et des conséquences d’une lettre reçue récemment de notre serviteur de confiance, le comte de Havre-Gris. Cela concerne la réponse de Sa Majesté la reine Sharleyan à une proposition que nous lui avons soumise par la main du comte.

Il marqua une pause. Pas un mouvement ne se fit sentir dans la salle. Cette immobilité confirmait qu’aucune information confidentielle n’avait filtré, songea Merlin. Tout le monde savait que Havre-Gris s’était rendu en Chisholm au titre d’émissaire de Cayleb. Il n’avait pu échapper même au dernier des benêts incapable de la moindre analyse politique que Cayleb n’aurait pas dépêché son premier conseiller en personne s’il n’avait rien eu de capital à annoncer à Sharleyan. Par contre, nul en dehors des plus proches adjoints de Cayleb ne savait de quoi il retournait. L’impatience des parlementaires à le découvrir était palpable.

— Nous pouvons vous annoncer ce jour, déclara Cayleb d’une voix de cristal, que la reine Sharleyan a accepté notre proposition de mariage.

L’espace de quelques battements de cœur, la nouvelle sembla avoir du mal à faire son chemin dans les esprits. Enfin, une vague de stupéfaction agita l’assemblée telle une bourrasque dans l’herbe d’une prairie. Merlin la vit distinctement se déplacer parmi les pairs et les représentants assis. Malgré la présence du roi et la solennité des lieux, un chœur de voix interloquées accompagna ce mouvement.

Il était impossible, même à l’ouïe optimisée de Merlin, de distinguer des remarques individuelles dans ce tumulte spontané. Cayleb n’essaya même pas. Il patienta plusieurs secondes, le temps que s’éteignent d’elles-mêmes les questions et les exclamations de l’auditoire, puis il se racla la gorge et haussa le ton.

— Messeigneurs ! Gentes dames ! Une telle interruption vous semble-t-elle convenable ?

La voix du roi résonna par-dessus le brouhaha, qui cessa avec une soudaineté remarquable. L’embarras se lut sur plusieurs visages, mais la surprise et l’interrogation dominaient toutes les émotions.

— Merci, messeigneurs et dames, dit Cayleb comme le calme retombait. (Il s’autorisa un maigre sourire.) Nous ne saurions vous reprocher votre surprise, bien sûr. Accepter notre proposition n’avait rien d’évident pour Sa Majesté. Il lui a fallu beaucoup de courage et de sagesse pour passer outre la fureur inévitable que provoquera sa décision chez les individus corrompus qui contrôlent le Temple. Il ne fait aucun doute que son accord scelle de façon irrévocable l’union (il sourit de nouveau en s’avisant de la portée du terme choisi) de nos deux royaumes. Elle convient ainsi, de son plein gré, de se tenir à notre côté et à celui de notre peuple dans la bataille à mort que nous livrerons avec pour enjeu l’âme de l’Église Mère et notre survie. Ne vous méprenez pas là-dessus. Elle a choisi de se battre. Il n’y aura aucun retour en arrière possible, ni pour elle ni pour Chisholm, pas plus que pour Charis. Tout cela, elle l’a accepté en toute connaissance de cause en nous accordant sa main.

Le silence et l’immobilité étaient absolus.

— Aux termes de notre proposition, que nous entendons vous dévoiler aujourd’hui, et qui sera communiquée à chacun d’entre vous sous forme écrite à l’issue de notre allocution, les couronnes de Charis et de Chisholm seront égales l’une à l’autre jusqu’à la fin de la vie de Sa Majesté et de la nôtre. À notre mort, ces deux couronnes se combineront, par le biais de nos enfants, en celle d’un Empire charisien uni.

» Entretemps, Sa Majesté et nous soumettrons à la représentation nationale de chacun de nos royaumes les conditions selon lesquelles nous proposons de créer un nouveau Parlement impérial commun qui serait chargé de nous conseiller et de nous aider dans la gouvernance équitable de nos deux États, dans le cadre de leurs relations impériales. Nos marines et nos armées seront fondues en une Marine et une armée impériales. Ces forces militaires communes de notre nouveau royaume étendu seront ouvertes tant aux Charisiens qu’aux Chisholmois désireux d’y servir. Nous instituerons un Trésor impérial auquel contribueront les deux royaumes. Nos maîtres juristes, de concert avec ceux de Chisholm, harmoniseront les lois des deux États de sorte que leurs sujets bénéficient de droits et de privilèges identiques, en même temps qu’ils seront soumis à des devoirs et à des responsabilités semblables.

» Par ailleurs, puisque existera toujours le risque que nos relations perdent de leur équilibre, et que l’un des royaumes devienne de façon réelle ou supposée le vassal de l’autre et non son égal, Tellesberg et Cherayth jouiront du même statut de capitale. Sa Majesté et moi résiderons la moitié de l’année c’est-à-dire quatre mois, déduction faite des temps de traversée à Tellesberg, puis à Cherayth, d’où nous gouvernerons en alternance nos deux royaumes. Ce sera certainement difficile à mettre en place pour nos deux villes, mais il n’en sera pas autrement, messeigneurs et dames.

Cayleb se tut et observa l’assemblée frappée de stupeur. Pendant un instant, sa jeunesse disparut de ses traits. Son regard se fit aussi dur que son visage et, quand il reprit la parole, ce fut d’une voix claire, précise, empreinte d’une détermination de granit et d’une volonté de fer.

— Comprenez-nous bien, messeigneurs et dames. Il ne s’agira pas d’une union inégale. Nous n’avons pas proposé ce mariage à la reine Sharleyan avec à l’esprit autre chose qu’une fusion pleine et entière de nos royaumes. En tant que reine de Charis, elle disposera de la même autorité que nous sur notre peuple, de même que nous partagerons la sienne sur celui de Chisholm. Si d’aventure la guerre nous éloignait de nos terres, elle deviendrait notre régente. Elle aura tout pouvoir d’agir en Charis ainsi qu’elle l’entendra, selon son propre discernement, aidée en cela par le Conseil royal et ce Parlement ou son successeur impérial. Ses actes et ses décisions revêtiront par avance notre approbation.

» Cette reine que nous vous présentons n’aura rien de fantoche, messeigneurs et dames. Elle régnera en Charis avec le même talent et la même autorité qu’en Chisholm. Comme nous, comme notre père avant nous, elle s’est déjà mesurée à de puissants ennemis et montrée à la hauteur des exigences du trône qu’elle a été appelée à occuper à un âge encore plus tendre que nous, et ce avec sagesse, courage et résolution. Elle sera accueillie, respectée et satisfaite aussi bien que si elle était née en Charis.

La chute d’une épingle aurait fait un bruit assourdissant, se dit Merlin en regardant les paroles du jeune roi pénétrer les esprits.

— Nous sommes certain qu’un minimum de réflexion vous permettra de comprendre l’avantage militaire que nous conférera cette réorganisation. Nul ne sera besoin non plus de souligner l’impact qu’aura sur la réflexion des autres royaumes et souverains la volonté de la reine Sharleyan de se tenir à nos côtés pour dénoncer la corruption du Conseil des vicaires. Ce que nous y gagnerons en efficacité de déploiement contre nos ennemis communs de Corisande devrait être tout aussi évident, de même que la manière dont notre marine marchande se trouvera renforcée et élargie.

» Tout cela est exact. Pourtant, nous souhaitons affirmer que, selon nous, le plus grand bienfait que procurera ce mariage à ce royaume, à tout Sanctuaire et à nous sera le courage, la sagesse et l’intelligence de notre reine, qui sera aussi la vôtre. N’en doutez pas, messeigneurs et dames. Soyez également assurés que, si vous veniez malgré tout à éprouver certaines incertitudes, elles s’évanouiront vite devant les faits.

Il s’interrompit encore pour examiner les rangs silencieux de parlementaires issus du commun, de la noblesse ou du clergé.

— Des jours enthousiasmants et terribles à la fois nous attendent, messeigneurs et dames, reprit-il d’une voix plus calme. Des jours où sera mise à l’épreuve l’âme de tous les hommes et de toutes les femmes du monde. Des jours où chacun d’entre nous, roi, évêque, aristocrate ou roturier, devra défendre ce qu’il considère comme sacré, ces causes pour lesquelles il donnerait sa vie si le Seigneur le lui demandait. Dans nos mains repose l’avenir de l’Église Mère et de Sanctuaire, la vie, l’âme et la liberté de tous les hommes, femmes et enfants de la création. Si nous faiblissons, si nous échouons, alors nous serons à la merci de cette corruption qui enveloppe déjà le Conseil des vicaires et souille l’Église Mère de la faim et de l’ambition séculière des ténèbres.

» Nous, Cayleb Ahrmahk, roi de Charis, mourrons plutôt que de voir une telle ignominie se produire. Jamais nous ne vous présenterions une reine dont la détermination et le courage ne seraient pas dignes des épreuves à venir. Nous ne doutons nullement de la volonté de la reine Sharleyan d’en venir à bout. Dans son combat contre les ténèbres, Charis sera accompagnée de Chisholm et de sa reine. Ensemble, Dieu nous en est témoin, nous ne chercherons de trêve ni de repos avant d’avoir délivré le monde pour l’éternité de ces hommes capables, par pure ambition personnelle, sous couvert de l’autorité de l’Église Mère, de déchaîner guerre, pillage et destruction sur des royaumes pacifiques. À cette fin, nous engageons notre vie, notre fortune et notre honneur sacré.

L'alliance des hérétiques
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